Samuel Dixneuf

Archive for the ‘Fictions’ Category

Post-mortem

In Fictions, Theatrum mundi on 27 octobre 2011 at 10:25

Je ne sais pas combien de temps il me reste à vivre. Je ne l’ai jamais su. Je suis donc resté, au fond, malgré tout, un peu, comme vous, les autres. Une différence, pourtant. Pendant vingt ans, chaque jour, jouer avec le terme : dans la valse lente du crépuscule, ou dans l’attente stérile de l’aube délavée. Death row. Le couloir, s’il existe, est sans fin. Et la lumière, au bout, faut-il y croire ?

Je reçois des lettres lointaines. Des femmes surtout, probablement seules, tentent d’oublier leur quotidien de condamnées en écrivant à un condamné. Je leur réponds, toujours. Je leur dis de regarder ailleurs. Elles ne me comprennent pas. Je les laisse s’apitoyer. C’est un remède comme un autre.

Vous pensez à moi et vous dites il a du temps et vous avez tort. Le jour passe toujours aussi vite. Pour le retenir, se vider l’esprit. Et le regarder. Essayez.

Pourquoi suis-je là ? Il doit bien y avoir une raison. Il y a longtemps, j’ai décidé de répéter chaque jour mon innocence, comme un mantra. Je le répète encore aujourd’hui, mais il n’a plus de sens. Que s’est-il passé il y a vingt ans ? Personne ne le sait plus. Même pas moi.

Ainsi donc je suis devenu un symbole. Je déborde enfin mon enveloppe charnelle. Je suis devenu une idée. Je suis sur vos langues, je suis dans vos têtes, je suis dans vos rues. Y resterai-je ? On vient me chercher. Le couloir est court aujourd’hui. La pièce blanche. Et ce qui troue mon bras plus soluble qu’une idée.

Un quart de soupir

In Fictions on 28 février 2011 at 01:41

Un et deux et trois, un et deux et TROIS… Temps martelé, temps scandé, syllabes ciselées. Il n’y arrive pas. Elle joint le geste à la parole. Le crayon papier s’écrase sur le bois délicat du piano-forte. Du coin de l’œil, il remarque les petites entames dans le tendre de la pulpe. Leur nombre grossit à vue d’œil. Il a envie de lui dire d’arrêter. Il y arrive encore moins. Il est en retard. La mélodie s’échappe. Le tak-tak métallique du métronome s’amplifie à l’infini, il est pris de vertiges. L’oscillation du temps devient insupportable. Il est en retard. D’un quart de soupir.

 

Il regarde le plafond depuis déjà plusieurs mois. Sa vie va se terminer comme elle a commencé, à l’horizontale. Il repense à cette scène, par habitude. Il pense souvent à son enfance depuis qu’il sait qu’il va mourir. Mais, cette fois, d’autres scènes se superposent.

 

Elle était belle, ce jour-là. Il revoit son sourire. Solaire, écriraient les écrivains. Dehors il fait tiède. Il est entouré d’amis. Il vient de se marier. Le temps file. Plus vite qu’à l’habitude, lui semble-t-il. Les choses sont très souples, sans consistance. Il ne fait rien pour les retenir. Il en éprouve une sorte de gène. Se déconcentre. Prend du retard. Il n’est plus vraiment là. Répond machinalement. Un peu à côté. D’un quart de soupir.

 

Il marche. Il a travaillé tout le jour, il fait nuit, et il marche. Il fait froid. Ses pas résonnent sur les pavés humides. Il déplie ses poumons atrophiés. Il lâche son corps. Est-ce pour cela qu’il entend l’écho du claquement des ses talons sur la roche parisienne alors qu’ils n’ont pas encore touché le sol ? Comme s’il marchait en apesanteur. Lorsqu’il foule enfin le sol, c’est un bruit mat, assez plat. Il est en retard. Encore. D’un quart de soupir.

 

Alors, il comprend, ce jour-là, en regardant le plafond, qu’il a toujours observé la vie, qu’il voyait sans le voir quelqu’un qui allait au pas, en cadence. Etait-ce lui ? Car lui, il était en retard. D’un quart de soupir.

12,9 Volts

In Fictions on 25 février 2011 at 14:08

Elle lui a dit fout-le-camp-ne-remet-plus-les-pieds-ici et il est parti. Sans discuter. Peut-être le voulait-il au fond. Il a démarré sa voiture, gentiment glissé le CD des Enregistrements magnétiques dans la fente discrète du tableau de bord :

Il faut donc croire que la censure que les gens exercent sur la question de leur propre vie quotidienne s’explique par la conscience de son insoutenable misère, en même temps que par la sensation, peut-être inavouée mais inévitablement éprouvée un jour ou l’autre, que toutes les vraies possibilités, tous les désirs qui ont été empêchés par le fonctionnement de la vie sociale, résidaient là, et nullement dans les activités ou distractions spécialisées.

Il s’appliquait à une conduite fluide, et conduisait plutôt doucement. La voix mécanique et implacable de l’enregistrement envahissait tout l’habitacle. Mais le moindre écart, la moindre contrariété routière auraient pu dégénérer en quelques instants de pure violence.

Les journées passaient dans le désœuvrement méticuleux des heures de travail.

Le soir, il retrouvait sa voiture. Il naviguait une petite heure, sans but, vers les zones frontières, sur des routes peu fréquentées. Quand la fatigue le gagnait, il se garait sur les parkings des boulangeries industrielles, et, juste avant la fermeture, achetait quelques sandwichs à 2 euros 50.

La vie qu’il menait depuis qu’il était parti n’avait guère plus de valeur que ces sandwichs qu’il enfouissait pensivement. Il était heureux.

Il tournait le bouton de la radio, et, en écoutant coach Courbis sur RMC 3-1 c’est le cousin germain de 1-0 si t’y réfléchis bieng en scrutant la nuit, il s’imaginait en détective en planque ou en bandit en cavale. Il meublait sa soirée de fictions diverses, se voyant tantôt menaçant, tantôt protecteur envers les derniers passants qui se hâtaient de rentrer chez eux.

Il restait toujours aux lisières, aux marges, mais ne s’aventurait jamais au fond des chemins caillouteux, dans le sombre des forêts silencieuses. Il se contentait de ce léger retrait, en indolent spectateur, ruminant son confort et sa solitude.

Il branchait divers appareils sur la prise 12 Volts située dans le coffre ou sur l’allume-cigare pour les plus légers. Sa vie dépendait seulement de l’énergie d’une batterie de 12,9 volts. Il aimait ça.

Au supermarché

In Fictions on 16 janvier 2011 at 03:52

Contrairement au romancier qu’il aimait, N. n’avait pas renoncé à quelque timide engagement. Mais il était aussi, à sa manière, désabusé. Seulement, de ce désabusement, il ne savait que faire. Si M. en faisait sa marque de fabrique sous l’œil morne et crépitant des objectifs (ce qui n’abaissait pas l’estime que N. lui portait, bien qu’il s’éloignât imperceptiblement de sa figure tutélaire), N. aurait tout au plus ennuyé ses amis avec une mine déconfite de merlan de grande surface. Alors, il s’engageait. Pour des causes. L’une lui valait même un prélèvement automatique de huit euros cinquante tous les 10 du mois. Il était en effet devenu membre, un soir de décembre, légèrement euphorique, alors qu’il se trouvait avec une amie, d’une association luttant contre la prolifération des algues vertes. Il avait ensuite appris que la charmante personne qui l’avait enrôlé –il ne trouvait pas d’autre mot- ne faisait même par partie de cette association. Il avait pensé à changer de compte en banque pour éviter les prélèvements, mais il était trop paresseux pour cela. Cette notion plutôt trouble d’engagement, quoiqu’il en soit, lui permettait de se sentir plus proche de ses amis. Ou, plutôt, il pensait ainsi avoir plus de valeur à leurs yeux.

N. par exemple, et contrairement au grand romancier qu’il aimait, n’aimait pas les grandes surfaces. Il s’y rendait pourtant régulièrement. Constituer un repas à partir de graines germées restait hors de portée et de porte-monnaie. Par conscience professionnelle, N. pénétrait toujours dans les grandes surfaces l’air quelque peu agressif. Comme pour se mettre au diapason. Il forçait même parfois le passage à rebours des caisses enregistreuses au lieu de passer par le tourniquet automatique. Il provoquait ainsi, à sa grande satisfaction, quelques murmures indignés des clients. Il errait ensuite de longues heures dans les rayons. Il avait une préférence pour celui des fruits et légumes. Là, il s’emportait devant la piètre qualité des sélections, pestait sur les provenances exotiques, tâtait certains produits avec concentration avant de les reposer, perplexe. Il passait aussi de longues minutes devant l’étal du poissonnier, le seul qui, à ses yeux, faisait ici son travail avec ferveur ; et un certain talent, notamment dans la présentation des denrées. Figés sur leur lit de glace, merlus et daurades le fixaient d’un œil complice, alors que quelques crabes faméliques remuaient faiblement leurs antennes, par contrat.

Parfois, il se surprenait à suivre les conversations des clients. Perdu dans la contemplation des variétés infinies de jambon fumé, il percevait des débats animés : un client se plaignait, devant un interlocuteur distrait par l’odeur il est vrai plutôt forte des merguez aujourd’hui proposées en dégustation en plein centre du magasin par un jovial et tonitruant animateur-cuistot, de la coupe imparfaite du thuya de son voisin, qu’il proposait, à demi-mot bien-sûr, d’éliminer.

N. se retrouva bientôt sans savoir comment dans l’univers infini des yaourts. Alors qu’il s’interrogeait sur le bien-fondé du retour des pots en verre, il entendit parler anglais derrière lui. C’était une jeune fille, rousse et belle comme l’automne. Il l’avait aperçue peu avant, vers les soupes. Elle semblait être avec son père. Perdu dans la lecture d’une étiquette mystérieuse, il se laissait glisser, à reculons, vers la voix. Bientôt, il se retrouva tout près d’elle. Il avait réussi à pivoter légèrement afin d’apercevoir son visage. Elle et son père –enfin, croyait-il- paraissaient hésiter longuement devant l’évidente confusion que pouvait apporter un choix aussi délicat que celui d’un yaourt en terre étrangère. Il attendait avec une impatience mal dissimulée que la jeune fille lui demande conseil. Ce qu’elle ne fit pas. Mais, leur choix fait, alors qu’ils s’éloignaient déjà, il sentit dans la démarche de la jeune fille une hésitation. Reste encore un peu.

Ces deux corps étrangers, qui auraient pu s’aimer, avaient esquissé, entre les yaourts brassés et les yaourts allégés, le discret pas de danse du désir.

Angles

In Fictions on 11 janvier 2011 at 09:33

On pourrait dire :

Devant elle, l’espace raisonné de la cafeteria (refaite à neuf récemment selon le kitsch de rigueur qui accompagne une certaine idée d’opulence  -non loin, un grand magasin, sur quatre étages marques de luxe, vendeuses surnuméraires, il faut harmoniser), le mobilier clinquant, la fausse végétation, les mangeurs d’entreprise (il est midi, il s’agit d’engloutir dans l’heure la valeur de quelques tickets resto, de mastiquer regard perdu dans le flou de la scène, ou dans les détails d’un tableau abstrait –le même est visible aux toilettes- ou l’oreille distraite du ronronnement des collègues qu’on s’est tapé tout le matin –pour les plus malheureux, un plan d’action voire un debrief avec le N+1), quelques touristes en déroute, un clodo (verre de rouge, barbe –nul besoin de préciser hirsute- bougonne, un jeune homme passe tout près, c’est fini Noël connard, le jeune homme ne réagit pas, au fond un sapin anachronique clignote malgré tout), au-delà de la grande baie vitrée une lumière vive noie les détails : elle n’a que ça.

Elle se trouve derrière un comptoir. Tablier blanc (slogan probable sur le bas –kiss the chef ?- elle porte une toque de grand chef tiens). Des mangeurs lui tendent des tickets donnant droit à des pizzas à 4 sous. Elle les chauffe à l’avance. Le mangeur n’attend jamais. Lorsqu’il signale, approbateur, sa rapidité, elle sourit, je les chauffe à l’avance voyez-vous. Parfois, on la prend pour un homme. Bonjour, Monsieur. Elle ne se démonte pas. Le temps d’amener la pizza, le mangeur réalise sa bévue, il est tout rouge, il balbutie. Elle sourit. Elle plaisante volontiers avec ses collègues. Celui qui fait cuire les steaks et celle qui vide les frites dans l’huile bouillante. Une bonne équipe.

On pourrait donc dire :

Elle fait des pizzas –en fait elle les met au four, la farine sur le plan de travail fait partie du décor- médiocres (elle le sait, un jour, avec une amie, elle en mange une dans un restaurant italien au fond d’une ruelle, comme une découverte), mais elle le fait bien. Le décor et les mangeurs ne rentrent pas dans ses considérations et donc dans son jugement. Comme G. (qui s’occupe de la salle et passe machinalement son chiffon sur la table d’angle pourtant propre à chaque fois qu’elle part vérifier l’état des toilettes, l’air déterminé) elle fait bien son travail.

Elle est heureuse.