Contrairement au romancier qu’il aimait, N. n’avait pas renoncé à quelque timide engagement. Mais il était aussi, à sa manière, désabusé. Seulement, de ce désabusement, il ne savait que faire. Si M. en faisait sa marque de fabrique sous l’œil morne et crépitant des objectifs (ce qui n’abaissait pas l’estime que N. lui portait, bien qu’il s’éloignât imperceptiblement de sa figure tutélaire), N. aurait tout au plus ennuyé ses amis avec une mine déconfite de merlan de grande surface. Alors, il s’engageait. Pour des causes. L’une lui valait même un prélèvement automatique de huit euros cinquante tous les 10 du mois. Il était en effet devenu membre, un soir de décembre, légèrement euphorique, alors qu’il se trouvait avec une amie, d’une association luttant contre la prolifération des algues vertes. Il avait ensuite appris que la charmante personne qui l’avait enrôlé –il ne trouvait pas d’autre mot- ne faisait même par partie de cette association. Il avait pensé à changer de compte en banque pour éviter les prélèvements, mais il était trop paresseux pour cela. Cette notion plutôt trouble d’engagement, quoiqu’il en soit, lui permettait de se sentir plus proche de ses amis. Ou, plutôt, il pensait ainsi avoir plus de valeur à leurs yeux.
N. par exemple, et contrairement au grand romancier qu’il aimait, n’aimait pas les grandes surfaces. Il s’y rendait pourtant régulièrement. Constituer un repas à partir de graines germées restait hors de portée et de porte-monnaie. Par conscience professionnelle, N. pénétrait toujours dans les grandes surfaces l’air quelque peu agressif. Comme pour se mettre au diapason. Il forçait même parfois le passage à rebours des caisses enregistreuses au lieu de passer par le tourniquet automatique. Il provoquait ainsi, à sa grande satisfaction, quelques murmures indignés des clients. Il errait ensuite de longues heures dans les rayons. Il avait une préférence pour celui des fruits et légumes. Là, il s’emportait devant la piètre qualité des sélections, pestait sur les provenances exotiques, tâtait certains produits avec concentration avant de les reposer, perplexe. Il passait aussi de longues minutes devant l’étal du poissonnier, le seul qui, à ses yeux, faisait ici son travail avec ferveur ; et un certain talent, notamment dans la présentation des denrées. Figés sur leur lit de glace, merlus et daurades le fixaient d’un œil complice, alors que quelques crabes faméliques remuaient faiblement leurs antennes, par contrat.
Parfois, il se surprenait à suivre les conversations des clients. Perdu dans la contemplation des variétés infinies de jambon fumé, il percevait des débats animés : un client se plaignait, devant un interlocuteur distrait par l’odeur il est vrai plutôt forte des merguez aujourd’hui proposées en dégustation en plein centre du magasin par un jovial et tonitruant animateur-cuistot, de la coupe imparfaite du thuya de son voisin, qu’il proposait, à demi-mot bien-sûr, d’éliminer.
N. se retrouva bientôt sans savoir comment dans l’univers infini des yaourts. Alors qu’il s’interrogeait sur le bien-fondé du retour des pots en verre, il entendit parler anglais derrière lui. C’était une jeune fille, rousse et belle comme l’automne. Il l’avait aperçue peu avant, vers les soupes. Elle semblait être avec son père. Perdu dans la lecture d’une étiquette mystérieuse, il se laissait glisser, à reculons, vers la voix. Bientôt, il se retrouva tout près d’elle. Il avait réussi à pivoter légèrement afin d’apercevoir son visage. Elle et son père –enfin, croyait-il- paraissaient hésiter longuement devant l’évidente confusion que pouvait apporter un choix aussi délicat que celui d’un yaourt en terre étrangère. Il attendait avec une impatience mal dissimulée que la jeune fille lui demande conseil. Ce qu’elle ne fit pas. Mais, leur choix fait, alors qu’ils s’éloignaient déjà, il sentit dans la démarche de la jeune fille une hésitation. Reste encore un peu.
Ces deux corps étrangers, qui auraient pu s’aimer, avaient esquissé, entre les yaourts brassés et les yaourts allégés, le discret pas de danse du désir.