Le cadran indique que le prochain train passera dans UNE MINUTE ET DEUX SECONDES. Je sors sur le quai. Le paysage rectiligne m’accueille en même temps que la voix électronique. Les câbles tressautent. Le train passe. Mes oreilles sifflent. Mes yeux se fixent sur le métal hurlant. Le paysage rectiligne. Je rentre dans le réduit de briques rouges.
Il est 7h32. Aujourd’hui j’effectuerai ce va-et-vient 55 fois. Docilement.
A 54 reprises, le train coupera ma trajectoire perpendiculairement à une vitesse théorique de 168 km/h. A une reprise, il s’immobilisera 20 secondes pour embarquer quelques silhouettes vers la Grande Cité.
Mais à 55 reprises, je serai le témoin muet et compétent du passage de l’Intercity numéro 5522. C’est ainsi.
Je suis un figurant. Dans d’autres gares, dont la fréquentation est un peu supérieure à la mienne, ils ont mis plusieurs figurants. Les passagers les observent, derrière la vitre épaisse de leur compartiment. Un petit cercle de gilets jaunes, casquette réglementaire vissée sur crâne dégarni, qui agite de petits bâtonnets de plastique noir. Ils se regardent gesticuler. Avoir un bâtonnet, même de plastique, donne une contenance. Et évite les cogitations inutiles. A plusieurs, on bavarde. La médisance n’est jamais loin. Ils veulent éviter la médisance. C’est le premier rouage de l’insoumission.
Je. Figure. Seul. Dans un film sans image. Dans un film sans intrigue.
Les images existent. Elles sont enregistrées 24h/24 par la caméra de métal blanc qui se trouve sur le vieux pont branlant qui enjambe les quatre voies . Mais personne ne voit jamais les bandes. Charlot du 21e siècle. Dans mon pantomime absurde, je m’applique à l’absurde. Je suis rigoureux. Millimétré. S’ils superposent les bandes, jours après jours, semaines après semaines, ils ne verraient qu’un seul homme. Cinq pas droit devant le réduit de briques rouges. Une pause. Droite, cinq pas. Droite, cinq pas. Je stationne devant la machine. Je scrute l’écran illisible. Je griffonne. Cinq pas le long du mur de briques. Gauche. Je rentre dans le réduit de briques rouges. 55 fois.
Je me demande s’ils s’amusent avec les bandes. S’ils font des montages. S’ils les passent en accéléré. S’ils mettent de la musique. Pour que je leur raconte une histoire.
(…)
Je ne regarde jamais les silhouettes qui stationnent tous les jours, à la même heure, sur le quai lézardé. Je les imagine. L’une s’assoit sur le banc, au milieu, pour décourager la compagnie. Elle scrute le sol, entomologiste du rien. Une autre regarde fixement l’immeuble, à gauche du pont branlant. Elle chronique les victoires inexorables de l’humidité sur la peinture. De fines couches jaunâtres se détachent et se rétractent en autant de grimaces figées avant de tomber sur l’herbe éparse. Jour après jour.
Les silhouettes me regardent à la dérobée. Je représente l’autorité. Mon uniforme en atteste. Je les entends avant de les voir. Avant qu’elles ne s’élancent sur le pont branlant, le bip régulier des cartes abonnés caressant docilement le portique. La barrière est cassée depuis des lustres. Qu’importe. Plus besoin d’entrave pour obéir.
Les cartes abonnés sont pourtant trop chères pour certaines. Je les imagine glisser rapidement par le portique, parcourues d’une légère fièvre. Elles cherchent mon regard, révoltées et coupables à la fois.
Les silhouettes me regardent à la dérobée. Elles ne me craignent plus. Je suis une anomalie. Une relique. Je leur inspire la pitié. J’imagine leurs questions. Pourquoi les rondes mécaniques ? Mais surtout: Que fait-il, le fantoche, dans le réduit de briques rouges ?
(…)
Dans la vie, j’aime regarder par la fenêtre. Je me souviens de cette phrase, d’enfant peut-être. Le réduit de briques rouge n’a pas de fenêtres. Je vois le monde que me proposent les quatre écrans de surveillance. Dans les perspectives monochromes d’images basse résolution, je scrute les tangentes. Seules quelques ombres parfois, saccadées, parcourent les lucarnes -comme à regret. Perturbations dérisoires de l’espace géométrique. Le dégradé de gris, du ciel au bitume, bourdonne de la plainte inquiétante d’une contrebasse au galop.

Mars-Avril 2010