Samuel Dixneuf

Archive for octobre 2010|Monthly archive page

Offrande

In carnets on 26 octobre 2010 at 17:44

Ce n’est pas le bruit qui t’a réveillé. Et pour cause ; il n’est plus. Mais ça, tu ne le sais pas encore. T’y habitueras-tu ?

Tu avais eu du mal à revenir à toi. Peut-être te doutais-tu qu’en ouvrant les yeux, rien ne serait comme avant. Tu as presque eu peur, d’ailleurs, lorsque, enfermé dans des sillons imparfaits tu te débattais, immobile, pour revoir le monde, fragile. Et, au moment où tu pensais étouffer (ou crier, tu ne sais plus) tes paupières se sont soudainement séparées, rendant au monde tes pupilles, immenses et fixes.

Ton corps, tiède. Les draps, humides. Presque poisseux. Comme si ta chair s’y était déposée, par couches successives et imperceptibles certes ; mais dont l’accumulation revêtait maintenant une certaine qualité tactile.

Cette dernière expression suscita en toi un vif dégoût. L’espace d’un instant, des images brouillonnes et bruyantes d’espaces domestiqués provoquèrent ton humeur. Puis s’évanouirent. Rapidement.

Avant d’y avoir songé, ton corps avait roulé sans peine sur le côté, atteint le sol puis déroulé son mètre soixante trois. Le grand lit était vide, sans surprise. Sans un regard pour les draps, affreusement froissés, comme si une lutte intime et lente, noyée d’angoisse, avait eu lieu, tu voyageais dans les corridors phosphorescents, sans effort. Tes pieds frôlaient le sol. Tu circulais sans contrainte, dans un élan dément, irrépressible. Tu gardais pourtant le contrôle de tes gestes. Un contrôle absolu. Intuitif. Tes gestes, en somme, n’importaient plus. Tout était fluide.

Et, parvenu au seuil du monde, tu vis qu’il t’attendait, dans sa douceur infinie, sans bruit.

Alors, joyeusement, tu t’offris à lui.

Larsen

In exhumations on 13 octobre 2010 at 11:55

J’entends des mots, des mots qui ne veulent rien dire, des mots qui sortent d’un dictaphone de marque japonaise, des mots que je ne saisis pas dans leur séquence, des mots désarticulés, des mots pantins, des mots que pourtant je m’acharne à déchiffrer, un par un, dans un bourdonnement insupportable.

 

Octobre 2009

Exhumé d’un projet dont il ne reste que quelques traces : http://mocozet.posterous.com/

Matins étrangers

In carnets on 12 octobre 2010 at 13:52

Tu as traversé la nuit

Longé les précipices

Sans le savoir

Dîné avec les dieux

Assis sur ta couche

Groggy

Tu réagis mollement

Aux gesticulations du réel

Déposé sur le bitume

D’un matin gris

Tu regardes les lignes

S’enfuir, monotones.

Sans titre

In WIP on 11 octobre 2010 at 19:44

Le cadran indique que le prochain train passera dans UNE MINUTE ET DEUX SECONDES. Je sors sur le quai. Le paysage rectiligne m’accueille en même temps que la voix électronique. Les câbles tressautent. Le train passe. Mes oreilles sifflent. Mes yeux se fixent sur le métal hurlant. Le paysage rectiligne. Je rentre dans le réduit de briques rouges.

Il est 7h32. Aujourd’hui j’effectuerai ce va-et-vient 55 fois. Docilement.

A 54 reprises, le train coupera ma trajectoire perpendiculairement à une vitesse théorique de 168 km/h. A une reprise, il s’immobilisera 20 secondes pour embarquer quelques silhouettes vers la Grande Cité.

Mais à 55 reprises, je serai le témoin muet et compétent du passage de l’Intercity numéro 5522. C’est ainsi.

Je suis un figurant. Dans d’autres gares, dont la fréquentation est un peu supérieure à la mienne, ils ont mis plusieurs figurants. Les passagers les observent, derrière la vitre épaisse de leur compartiment. Un petit cercle de gilets jaunes, casquette réglementaire vissée sur crâne dégarni, qui agite de petits bâtonnets de plastique noir. Ils se regardent gesticuler. Avoir un bâtonnet, même de plastique, donne une contenance. Et évite les cogitations inutiles. A plusieurs, on bavarde. La médisance n’est jamais loin. Ils veulent éviter la médisance. C’est le premier rouage de l’insoumission.

Je. Figure. Seul. Dans un film sans image. Dans un film sans intrigue.

Les images existent. Elles sont enregistrées 24h/24 par la caméra de métal blanc qui se trouve sur le vieux pont branlant qui enjambe les quatre voies . Mais personne ne voit jamais les bandes. Charlot du 21e siècle. Dans mon pantomime absurde, je m’applique à l’absurde. Je suis rigoureux. Millimétré. S’ils superposent les bandes, jours après jours, semaines après semaines, ils ne verraient qu’un seul homme. Cinq pas droit devant le réduit de briques rouges. Une pause. Droite, cinq pas. Droite, cinq pas. Je stationne devant la machine. Je scrute l’écran illisible. Je griffonne. Cinq pas le long du mur de briques. Gauche. Je rentre dans le réduit de briques rouges. 55 fois.

Je me demande s’ils s’amusent avec les bandes. S’ils font des montages. S’ils les passent en accéléré. S’ils mettent de la musique. Pour que je leur raconte une histoire.

(…)

Je ne regarde jamais les silhouettes qui stationnent tous les jours, à la même heure, sur le quai lézardé. Je les imagine. L’une s’assoit sur le banc, au milieu, pour décourager la compagnie. Elle scrute le sol, entomologiste du rien. Une autre regarde fixement l’immeuble, à gauche du pont branlant. Elle chronique les victoires inexorables de l’humidité sur la peinture. De fines couches jaunâtres se détachent et se rétractent en autant de grimaces figées avant de tomber sur l’herbe éparse. Jour après jour.

Les silhouettes me regardent à la dérobée. Je représente l’autorité. Mon uniforme en atteste. Je les entends avant de les voir. Avant qu’elles ne s’élancent sur le pont branlant, le bip régulier des cartes abonnés caressant docilement le portique. La barrière est cassée depuis des lustres. Qu’importe. Plus besoin d’entrave pour obéir.

Les cartes abonnés sont pourtant trop chères pour certaines. Je les imagine glisser rapidement par le portique, parcourues d’une légère fièvre. Elles cherchent mon regard, révoltées et coupables à la fois.

Les silhouettes me regardent à la dérobée. Elles ne me craignent plus. Je suis une anomalie. Une relique. Je leur inspire la pitié. J’imagine leurs questions. Pourquoi les rondes mécaniques ? Mais surtout: Que fait-il, le fantoche, dans le réduit de briques rouges ?

(…)

Dans la vie, j’aime regarder par la fenêtre. Je me souviens de cette phrase, d’enfant peut-être. Le réduit de briques rouge n’a pas de fenêtres. Je vois le monde que me proposent les quatre écrans de surveillance. Dans les perspectives monochromes d’images basse résolution, je scrute les tangentes. Seules quelques ombres parfois, saccadées, parcourent les lucarnes -comme à regret. Perturbations dérisoires de l’espace géométrique. Le dégradé de gris, du ciel au bitume, bourdonne de la plainte inquiétante d’une contrebasse au galop.

Mars-Avril 2010

Effraction

In Fictions on 10 octobre 2010 at 20:47

Il avait toujours eu un rapport abstrait à la violence. Il la voyait s’étaler sur les Unes des journaux qu’il n’achetait plus. Il l’observait, décortiquée avec délectation par des présentateurs de JT dont la componction cachait mal l’excitation. Il la devinait, dans l’enfilement des statistiques que lui envoyait le Pôle Sécuplus[1]. Il la recherchait, en regardant des films violents, les mains grasses et le corps avachi.

Il sortait peu.

Il s’était tenu éloigné de femme, enfant ou animal. Simple précaution. Il avait bien sûr cessé de travailler. On est jamais trop prudent. Ses voisins pouvaient à peine attester de sa présence. Ils auraient eu encore plus de mal à le décrire.

Son seul bien, hormis la chambre de bonne qu’il occupait depuis une dizaine d’années, était une grosse voiture. Une italienne. Achetée à crédit.

Une fois par mois, vers deux heures du matin, si la lune était haute, il sortait. Il approchait à pas de loup son bolide. De loin, déjà, il admirait ses formes féminines caressées par la lumière froide de l’astre. Il se plaisait à penser que cet objet, splendide, lui appartenait. Parvenu à sa hauteur, il sortait de son flanc un chiffon doux. Il faisait passer sa main, gentiment, sur la taule luisante. De petites poussières s’enfuyaient docilement.

Il roulait souvent toute la nuit, sans but, grisé par le feulement du moteur, partiellement étouffé par l’habitacle climatisé. Il s’aventurait parfois jusque dans quelque route tortueuse qui débouchait sur un col solitaire balayé par les vents. Mais le plus souvent, il choisissait de longues portions rectilignes, des routes parfaites, refaites à neuf, sur lesquelles il glissait sans effort, à l’abri du temps. Hypnotisé par la lueur bleutée de ses phares bi-xénon, il avait l’impression de chuter sans fin dans un délicieux néant.

Il s’était préparé minutieusement, comme toujours, pour sa longue chevauchée nocturne. Le cœur battant pour son amante de métal. Il ne s’était douté de rien. En s’élançant vers elle, il avait bien remarqué que certaines choses semblaient chamboulées. Que quelque chose (quoi ?) n’était pas bien normal. Mais il lui fallut plusieurs minutes d’incrédule effroi pour comprendre ce qu’il s’était passé.

La portière du conducteur, sa portière, cette interface de bonheur kilométrique, avait été déchiquetée en son centre névralgique. La belle italienne avait été déflorée. Quelqu’un s’était introduit en son sein. En avait avidement inspecté les recoins. La beauté assassinée. Il ressentit une vive anxiété, et, pour la première fois de son existence, quelque chose pouvant s’apparenter à une exaltation lyrique.


 

[1] La plupart des quartiers de la Ville étaient désormais placés sous la surveillance de sociétés privées. La population exprimait régulièrement sa « grande satisfaction. »